L’an 2000 ... vu de 1934 par les scouts

Un millénaire d’hygiénistes

Un monde tellement propre, silencieux, où il suffira de regarder la télévision 2-3h par jour comme toute scolarité ... C’est l’étonnant texte sorti simultanément dans les revues des différentes fédérations scoutes et éclaireurs en Février 1934. Quelques années avant la 2nde guerre mondiale, et 66 ans avant l’an 2000.

Une amusante découverte que nous te partageons avec les illustrations de l’époque, dont l’image de couverture des revues par Pierre Joubert.

Le contexte de ce récit

Cet article a été écrit en 1934, dans une revue dont le thème général était l’hygiène. A cette époque là, une forte tendance à la sensibilisation à l’hygiène était présente en France. Villes sales, présence des bruyantes voitures, pollution, saletés au sol. Tu retrouves ce contexte dans des villes d’Asie du Sud Est aujourd’hui.

A cette époque, la tuberculose était des premières causes de mortalité des ados et des adultes. Le tiers des décès entre 15 et 40 ans. 100 000 décès par an en France !

Mais aussi des enjeux d’hygiène personnelle. Toute la revue en parle, sur le thème du brevet d’hygiéniste, pour les éclaireurs qui ont fait les efforts.

Cet article se fait à une époque où la douche n’était pas quotidienne, même pas forcément le bain. Une des raisons est la difficulté à avoir de l’eau courante : de nombreuses villes ne sont pas encore reliées, les habitants doivent aller la puiser, ou la récupérer à la rivière. Ce qui pose aussi des soucis de qualité de l’eau.

Ce numéro commun aux différentes fédérations scoutes se voulait être une opération coup de poing pour l’hygiène de tous ... et pour diffuser des bonnes habitudes.

Le récit intégral

Juste comme la Machine à Parcourir le Temps passait en trombe devant moi, je saisis la rambarde d’une main sûre et, d’un seul élan, me jetais sur la plate-forme. Ah ! Ma mère avait bien tort, lorsque j’étais gosse, de m’interdire l’assaut des autobus en marche. Une fois de plus, cette science délicate venait de m’être plus qu’utile.
Une fois en sécurité dans la Machine à Parcourir le Temps, je fis poinçonner mes trois tickets pour l’an 2000, échangeai quelques propos philosophiques avec le receveur et me penchai vers le hublot.

Dessin de couverture des revues SCOUT n°5, Bulletin des EIdF n°4, Sois Prêt (EUDF) de février 1934

Le spectacle était hallucinant. Paris, que je venais de quitter en son calme de midi, semblait un paquet de paille de fer en ébullition. Dans le tourbillon des années, des maisons croulaient, des avenues se frayaient un chemin à travers des quartiers vierges, des places s’étalaient comme de gigantesques étoiles de mer. Un instant... (mais qu’était un instant pour moi ?) Il y eut un remous, un grouillement, une vaste incandescence... Puis, de nouveau, la blanche floraison de bâtisses parmi les cendres. Toujours plus hautes les maisons, plus larges les avenues. Comme de gros frelons, des engins aériens frôlaient notre Machine. Des appels de sirènes... puis le Silence. Le Silence.

Et dans le Silence, notre Machine se posa au coin d’une monumentale avenue. Je me secouai, et sortis dans le Silence.

La délégation des Pouvoirs Publics attendait le délégué du Scoutisme Français. Pas de musique, mais un jeu harmonieux de couleurs très douces me rendit les honneurs.

Les dignitaires étaient vêtus de vêtements souples, faits d’une espèce de cachemire blanc, qui leur laissaient une entière liberté de mouvements.

Un serre-tête blanc complétait l’illusion, on eut dit des coureurs automobilistes, dans leurs combinaisons blanches... avant la course.

—  Suivez-moi, me dit l’un d’eux. Je suis Richard Trott, le délégué de l’Hygiène. Et je suis heureux de vous montrer notre ville, car j’ai gardé, grâce à des études théoriques très poussées, une connaissance suffisante de votre langue.
A ce discours prononcé à voix très basse, je répliquai « Sotto Voce », à mon tour :
—  Ce Silence, dis-je, est merveilleusement reposant.
—  Il y a vingt ans, me répondit Trott, que le Silence a été établi. Après le bruit inutile de votre époque, vint, en 1955 environ, le bruit scientifique. Une orgie de bruit... Puis ce fut en 1981, la Révolution des Silencieux. Tout le peuple prit leur parti. Les tympans n’y pouvaient plus tenir. Le Gouvernement provisoire prit des mesures énergiques d’interdiction du bruit de moteurs. Tous les moteurs bruyants exilés à 37 kilomètres de la ville. Interdiction de la musique hors des salles capitonnées. Adoption des symphonies de lumière, aux réceptions, en place de musique. Semelles souples obligatoires, et revêtement caoutchouté des chaussées. Amortissement de toutes les vibrations par suspension hydraulique des maisons et des routes.

« En ce moment, sous nos pieds, dans les tunnels de charge, roulent à 150 à l’heure de lourds fardiers électriques. Sentez-vous une trépidation ?
— Et la conversation ?
— Réduite au strict minimum. L’expression des sentiments livrée à la mimique du visage. Et le reste, l’indispensable, prononcé à voix basse. Je fais exception pour vous, mon cher ami, vous le voyez ...
Je profitai de la faveur à moi faite pour demander à Trott quel progrès avait été accompli au point de vue de l’air urbain.
— Gros travail, mon cher ami. Très gros travail. Toutes les usines susceptibles de souiller l’air ont été rejetées dans le quadrilatère externe, et isolées par une ceinture d’ondes électriques de 3.000 mètres de haut. A l’intérieur du quadrilatère vient d’abord la zone forestière, large de deux kilomètres. Puis la zone urbaine, relativement assainie. A ce stade d’hygiène respiratoire, les maisons s’ouvrirent largement à l’air et à la lumière. Les baies dévorèrent les murs…

Je jetai un coup d’œil sur les maisons. Immenses façades de cinquante mètres et plus, de couleurs claires. Immaculées.

Mais de fenêtres... point !

Trott avait saisi mon regard.

— Ajoutons, fit-il dans un sourire, que désormais les murs ont pris leur revanche. Les maisons sont closes et ventilées intérieurement par de l’air recueilli à 1200m d’altitude, filtré, humidifié à point, chauffé à 17°C exactement. Depuis cinq ans, la C. P. D. A. M. a établi dans les plus récents immeubles des canalisations d’air de montagne ou d’air marin, qu’elle recueille au sommet du Mont Cervin et sur la côte Basque. C’est un véritable luxe et l’on ne s’en sert guère qu’à la toilette ou pour les soins aux malades.
—  Et le soleil, la lumière ?
—  Plus de soleil dans les maisons ! L’éclairage artificiel dosé, dépouillé de tous rayons nocifs, chargé de tous rayons médicalement recommandés.

Nous étions devant une de ces façades. Trott appuya sur un bouton. Une porte glissa. Et un ascenseur nous fit monter, sans un bruit, au sommet de l’immeuble. Un déclic... Me voici sur une terrasse ombreuse. De grands hêtres abaissent vers nous leur souple ramure. Une pelouse, où les herbes folles disputent la terre aux plus magiques orchidées, brille des plus vives couleurs de la palette. Des enfants se roulent dans l’herbe avec des mines de joie. Dans la hêtraie, on voit passer, agiles, des Eclaireurs. Au-dessus de nous, des autogires. sans ailes ni hélices, montent, filent, descendent. On dirait de gros cigares miraculeusement transportés. Une petite lueur jaillit. Je lis « F. A. ». C’est du Morse. Une façon comme une autre de signaler les autobus, les autobus aériens.

—  Voulez-vous visiter la maison ? me dit Trott.
—  J’aurai bien le temps ce soir. Dites-moi plutôt un peu la topographie de la ville.
—  Ce dôme, c’est le bloc universitaire, avec son observatoire, le plus perfectionné du monde. Les salles de cours cinématographiques sont dotées des plus récents perfectionnements. De nombreux cours, où les explications sont peu nécessaires, sont donnés à domicile par télévision. Deux à trois heures de vision par jour suffisent à nos écoliers ou à nos étudiants. Et encore. la Commission d’hygiène mentale réclame, à cor et à cri, moins d’heures de cours, plus d’éducation scoute.
—  Et à droite, qu’est-ce cette immense colonne ?
—  C’est le récepteur d’air d’altitude. Remarquez, en passant, que les rues ne sont guère rectilignes. C’était trop monotone. Et puis, cela faisait des courants d’air épouvantables !
—  Et les poussières ?
—  Supprimées radicalement grâce à ces filtreurs d’air disposés au ras des trottoirs. Et pas de fumées, car rien n’est brûlé dans la ville. Les ordures même sont aspirées par des tubes collecteurs et transportées dans le quadrilatère industriel, où elles sont incinérées.

Le jour tombait déjà. Nous rentrâmes à travers une trappe du toit.

—  Je vais, dit Trott, vous faire visiter les cuisines. Elles sont sous le toit, pour leur assurer une meilleure ventilation.
—  Et éviter les odeurs dans la maison ?
—  Pas d’odeurs ! Malheureux ! N’avez-vous pas compris que toutes les odeurs sont aspirées, filtrées, désodorisées, ai je puis dire. En fait, l’atmosphère de la cuisine n’eût pas déparé une forêt au mois de mai. Sur les fourneaux électriques émaillés, de curieux instruments d’aluminium brillaient de tous les feux. Des hottes aspirantes faisaient disparaitre les vapeurs comme par miracle.
Le chef cuisinier vint à notre rencontre, tout vêtu d’une combinaison brillante, la tête ceinte de blanc, le nez chaussé de larges lunettes, la bouche protégée par un linge blanc.
—  Monsieur Lézard, Monsieur Partique, fit Trott, nous présentant.
Puis, se tournant vers moi :
—  Monsieur Partique est licencié ès cuisine. Pour obtenir ce titre. il faut posséder au préalable le doctorat en médecine. Nous frémissons à l’idée que, de votre temps, la cuisine, la plus précieuse de nos sciences, était confiée à des ignorants.
—  Mais que mangez-vous ? Avez-vous remplacé nos plats de cuisson par des extraits ou des pilules ?
—  Pouah ! Nous n’en sommes plus à ces tentatives répugnantes de 1940 ! Nous sommes revenus à la seule nourriture naturelle : la viande, les légumes, les fruits. Mais si soigneusement choisis, si méticuleusement préparés !
« Mais je vois le signal vert du diner. Descendons à la salle à manger... »
Je ne vous décrirai pas le vaste hall, où des nappes éblouissantes faisaient des taches de neige. Tous les habitants de l’immeuble étaient là, dons leurs combinaisons de cachemire blanc. Sur la table, un clavier dont les touches faisaient arriver, par le plafond et des rails, les plats désirés.

Viandes rouges. Légumes où se sentait encore la fraîcheur de la sève, fruits que l’on devinait à peine cueillis à l’arbre.

— Un office de contrôle, très sévère, me dit Trott, interdit la distribution d’aliments ayant plus de trois heures d’ancienneté. Humez-moi cette poire...
Jamais je ne m’étais senti si léger après mon repas. J’en félicitai le docteur Panique, que je trouvai plongé dans un épais traité de chimie alimentaire. Puis, Trott m’entraîna vers les salles de toilette.

Ô merveille. Un appareil de rasage aux rayons ultra-violets, un masseur-gymnastique-vibratoire, des rayons assouplissants, une lessiveuse corporelle à jet de savon, des brosses à dents électriques dont les poils se fanent en 24 heures pour en éviter l’emploi deux jours de suite ! Par tous ces délices, je passai avec ravissement. Toutes mes fatigues de la journée avaient disparu, fondu. Je me livrai au lavage obligatoire des fosses nasales, avalait la pilule désinfectante quotidienne, revêtis un peignoir digne des « Mille et Une Nuits ».

Puis ce fut le ravissement de la salle de Club, que je ne vous décrirai pas, car elle ressemblait, atmosphère embuée en moins, à celles d’aujourd’hui, aux plus agréables, s’entend.

Un projecteur mauve indiqua dix heures.

—  A la piscine ! Cria Trott.
Je plongeai... L’eau était courante. La piscine était rivière, filtrée, transparente, cristalline. Des truites, symbole de pureté, filaient à ras du fond.

De quelle qualité, après cela, fut mon sommeil, dans un lit pneumatique qui se moulait à toutes les positions de mon corps ! Et combien simple, naturel, fut mon réveil le lendemain matin.
—  Ah ! chuchotai-je à Trott : combien je voudrais rester parmi vous ! J’en oublie même mes devoirs de rédacteur scout !

La Machine à Parcourir le Temps était déjà annoncée. Le regard amical de Trott semblait s’attendrir sur mon sort. Allais-je rester en l’An 2000 ? Je sentis l’émotion me saisir à la gorge, envahir mon larynx, et ce fut un gigantesque sanglot, une explosion de douleur, qui jaillit de ma poitrine. Qu’avais-je fait, malheureux ! Le Silence croula, tout criblé d’éclats de bruit. Toute ma vie, dans mes rêves, je reverrai la face horrifiée de Trott, ses yeux grands ouverts sur mon crime de silence.
La Machine passait. Il m’y poussa d’une main sûre, sans un regard de pitié.
Et voilà le fidèle récit de mon voyage, en une époque d’Hygiène, où l’Hygiéniste est roi. Grâce au progrès scientifique, direz-vous ? Guère. Car, dès aujourd’hui, nous pourrions réaliser les merveilleux progrès de l’An 2000. Il suffit de vouloir. Et commencez donc, vous qui riez de mon histoire, par vous laver les dents matin et soir !

Lézard Fantômatique

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