La vérité sur les trépieds
Tout ce que tu pensais savoir à leur sujet n’était en fait qu’un vaste complot
L’histoire
Si tu n’as pas le temps, file lire la technique tout en bas de l’article :).
Le souvenir est encore très vivace. C’était mon tout premier camp, j’avais huit ans et il allait se passer quelque chose. Les chefs avaient sélectionné des perches parmi toutes celles que nous avions apportées. Ils les avaient examinées une à une. Pour certaines même, ils étaient venus nous les désigner dans la forêt.
Deux séries de trois perches avaient été déposées religieusement, au beau milieu du camp. La bobine de ficelle patientait à côté, le temps que les chefs s’accordent sur la technique. Puis, les traits tirés, en nous demandant de ne pas être trop près pour ne pas les étouffer, ils s’étaient mis à l’œuvre. Le visage tendu, la concentration totale se lisant sur leurs traits, ils avaient réalisé un nœud de tête de bigue.
Oh, bien sûr, j’ignorais tout de ce nœud : son nom, sa complexité, sa magie qui quelques temps après avait fait s’élever au dessus de mes yeux admiratifs deux immenses trépieds sur lesquels, bientôt, la table de l’unité allait reposer.
J’ai grandi et moi aussi, avec les années, j’ai été initié à cet art délicat. Un art si complexe que c’est sûrement pour son enseignement que le Père Sevin avait été se former auprès de Baden-Powell. Et c’est sûrement, passé cette formation, pour sa maîtrise du terrible nœud qu’il avait été autorisé à créer un camp école.
J’ai mis des années à l’apprendre, et c’est non sans fierté qu’à mon premier stage de formation j’ai, un peu frauduleusement, il faut bien l’avouer, coché dans mon bilan de compétences la case "Je sais faire un nœud de tête de bigue".
La vérité était beaucoup moins reluisante. Je savais bien sûr qu’il fallait commencer par un nœud de cabestan, puis qu’il fallait successivement tourner autours de chaque perche, une à une, en essayant tant bien que mal de faire passer la bobine, puis faire quelques tours entre les perches pour serrer l’ensemble. Le fallait-il vraiment ? Pas sûr. Du coup j’alternais : une fois avec, une fois sans.
Ça n’était pas la seule grave question. Fallait-il commencer le nœud en mettant toutes les perches au même niveau ? Ou bien, au contraire, fallait-il en mettre une dans le sens inverse ? Et une fois le nœud fini, fallait-il retourner celle du milieu ? Les deux questions étaient sans doute liées. Les nouer au même niveau puis retourner, ou bien les nouer différemment mais les laisser ainsi ? Une des techniques menait souvent à faire casser le nœud, mais il fallait la redécouvrir à chaque fois.
Puis, toujours, venait l’ultime épreuve. Il fallait lever le trépied. Il y avait là aussi une technique, que je n’ai jamais réellement maîtrisée, pour faire en sorte que chaque pied, en son sommet, repose l’un sur l’autre. Quoi que je faisais, il y en avait toujours un qui pendouillait lamentablement, ou sur lequel reposaient les deux autres, déséquilibrant l’ensemble de la structure ou faisant reposer tout une table sur de la ficelle.
J’ai continué à apprendre, à essayer, jusqu’à parvenir à créer des trépieds non pas parfaits, mais pas trop mauvais. Des trépieds sur lesquels on puisse manger sans trop craindre la chute pendant une, parfois deux semaines.
Puis, j’ai été adoubé et j’ai reçu le droit, moi aussi, tel le Père Sevin, de former les nouvelles générations de chefs. Ma première tâche en tant que formateur a d’ailleurs été d’enseigner l’exercice complexe du trépied. Très vite, les doutes sont réapparus. "Alors, le nœud, on le fait avec les perches au même niveau ou pas ?", "Maintenant que j’ai fait le nœud, on retourne une perche ?", "Comment je fais pour que chaque perche repose l’une sur l’autre ?".
J’ai feint de savoir, je l’avoue. Décidant arbitrairement qu’il convenait que le nœud soit réalisé de telle façon, et que c’était d’ailleurs important, vital, sous peine que le nœud ne craque et qu’ainsi se déclenche l’apocalypse.
Puis, un jour, lors d’un autre stage, alors que j’étais occupé à enseigner l’art du trépied, un stagiaire insolent rit de ma technique. Il suffisait, disait-il, de tourner autour des perches, de les serrer puis de les lever.
Je ne l’ai pas cru, bien évidemment. Sa technique ne se trouvait dans aucun manuel, le grand Mille pistes lui-même n’en faisait pas état. Et puis, si l’Homme était parvenu à inventer un nœud aussi complexe et raffiné que la tête de bigue, c’est bien qu’il n’y avait pas d’autre solution.
Offusqué, bien sûr, mais feignant la bienveillance nécessaire à ma fonction, je lui demandais de m’en faire la démonstration, afin de pouvoir établir ensuite de façon éclatante la supériorité du dieu tête de bigue.
Le stagiaire prit trois perches, les plaça serrées, empilées les unes contre les autres. Puis, sans doute pour ne pas paraître trop iconoclaste, il enfila un nœud de cabestan sur l’une d’elles. Il fit alors simplement des tours de ficelle autour des trois perches assemblées. Enfin, il termina l’ensemble par un nœud plat reliant les deux bouts de la ficelle. Aidé d’un autre, il leva l’ensemble, tout en écartant progressivement les pieds.
D’eux même, les pieds vinrent se poser de la façon tant recherchée. Chaque pied reposait sur un autre. Au sol, les trois pieds formaient un triangle équilatéral parfait. Interdit, je m’approchai et me suspendis violemment à l’ensemble. Incroyable. L’ensemble était parfaitement stable, les pieds ne glissaient pas, ne se déplaçaient pas. Le nœud était ferme, fixe et il n’y avait aucun signe de tension anormale qui pourrait mener au craquement.
Je n’ai commenté que d’un "ah ouais" et suis penaud allé raconter ma découverte aux autres formateurs. N’y croyant pas tout à fait encore, j’ai testé et fait re-tester la technique par les jeunes que j’encadre. Peu à peu, le reste de confiance, de foi que je mettais en le Saint Nœud de tête de bigue finit de s’effriter.
C’est maintenant une évidence. Tous ont transmis ce mensonge, cette illusion d’un trépied complexe, incertain, bancal. Je ne sais quel esprit maléfique a bien pu former cet obscur complot, mais aujourd’hui, je peux l’affirmer sans crainte, le nœud tête de bigue est une illusion, le nœud de trépied, le seul, le vrai, est plus simple qu’un brelage !
La technique
Prend trois perches, colle les les unes contre les autres. (En gros, deux côte à côte et une au dessus.)
Passe un nœud de cabestan autour de l’une d’elles. Non, pas celle-ci, l’autre. Bon, OK, on s’en fout…
Fais des tours autour de l’ensemble, puis relie les deux bouts avec un joli nœud plat.
Aidé de tes amis, lève l’ensemble encore serré, puis tu écarte les pieds progressivement.
Et voilà !
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